CD Scarlatti / Sonates pour clavecin


Domenico Scarlatti
Sonates pour clavecin – vol. 1
Mario Raskin : clavecin


 

 

 

 

En janvier 1729, sur les rives de la Caya à la frontière des deux pays, Philippe V d’ Espagne et Jean V du Portugal marient leurs enfants, le futur roi, Ferdinand VI et l’ infante Maria Bárbara. Domenico Scarlatti, maître de chapelle de Jean V et maître de musique de la princesse assiste à la cérémonie et s’apprête à la suivre en Espagne.

Une princesse musicienne 

Maria Bárbara de Bragança aime sincèrement la musique et sa virtuosité au clavecin dépasse les limites de l’amateurisme de son époque. C’est une élève attentionnée qui, comme la reine qu’elle sera plus tard, sait se faire aimer par son tempérament et la grâce de son caractère. El le a beaucoup d’esprit et parle six langues. Elle a toujours suscité l’admiration et l’estime par son allure et sa courtoisie.
Domenico Scarlatti trouve en elle l’ instigatrice et l’inspiratrice des sonates qu’ il va écrire désormais uniquement pour elle. Les goûts et la culture musicale de l’ infante ont déjà beaucoup exigé de lui. En la suivant, Scarlatti s’apprête à poursuivre la construction d’un des plus beaux édifices du baroque espagnol. Les traits essentiels se cet art s’y retrouvent, en effet.
Il est possible que Scarlatti ait commencé à écrire ses toccatas et autres pièces très virtuoses pour la princesse Maria Bârbara dès son installation au Portugal en 1720. Cependant, il manque à leur contrepoint encore inerte et convenu l’expression personnelle qui fera le charme de ses sonates dont la série débute en 1738, avec les Essercizi per gravicembalo qu’ il publie lui-même en les dédiant à Jean V et dont il ne cache pas le but pédagogique. A chacune de ces pièces, précédée de la mention sonate il ajoute alors une indication de tempo (allegro, presto, moderato) et parfois une indication de style, tel le que fuga par exemple. Il semble que le terme sonate, s’ il désigne d’ores et déjà l’immuable forme choisie par Scarlatti ait gardé quelque attache avec le sens générique de sonare. Il y a chez Scarlatti une tel le volonté de faire sonner le clavecin, autrement et avec de tels effets ! Ensuite, comme pour imprimer un sceau supplémentaire à la pensée de son élève, il lui arrive d’ajouter fuga, pastorale, aria, minuet ou minuetto, gavotta, giga, cantabile ou encore capriccio. Au XVIIIe siècle, il est normal de s’aventurer dans le royaume de la danse imaginaire, tandis qu’un  » caprice  » est un mot d’ esprit. En employant ce terme, Scarlatti invite-t-il courtoisement la princesse à jouer avec un peu plus de badinerie que d’habitude ?

Une magnifique complicité

Dans l’intimité des leçons, loin des contraintes de la cour et de son protocole la complicité entre maître et élève peut se passer de laborieuses explications. Maria Bárbara trouve certainement avec beaucoup de spontanéité le caractère à donner à chacune des sonates. Rien n’est écrit de la main de Scarlatti qui laisserait entendre le contraire. Qu’a-t-elle apporté à cette œuvre qui échapperait à sa propre culture ibérique? Ne connaît-elle pas la tradition portugaise des modinhas, sorte de romances à la saveur discrète, mais tou jours teintée de nostalgie. En Espagne, ne danse-t-elle pas la seguidilla, le polo andalou ou encore le fandango très à la mode? Ne partage-t-elle pas avec son maître de musique sa passion pour la guitare? Cette relation rejoint l’art si mondain et si prisé alors de la conversation.
Mais entre eux, elle se passe de mots. Le contenu si original des 555 sonates vient donc de ce perpétuel échange entre Scarlatti et sa royale élève. Il est le ciment de leur entente, de leur estime, de leur dévouement réciproque, jusqu’à ce que la mort les sépare.

Une toute autre voie

Quelques années auparavant, Scarlatti avait quitté Rome où il écrivait pour le théâtre privé de la reine en exil, Maria Casimira, veuve du roi de Pologne, pour le Vatican qu’ il fournissait en musiques imposantes destinées à la chapelle Giulia, ainsi que pour l’ambassadeur du Portugal qui lui passait également commandes. Est-ce grâce à lui qu’il obtint ce poste à la cour de Lisbonne? La passion bizarre de Jean V pour les cérémonies d’église l’a-t-elle conduit à convoiter le compositeur du Vatican ?Toujours est-il que Scarlatti, arrivé à Lisbonne commence à affirmer son génie dans une toute autre voie.
Le roi lui offre un emploi enfin stable, sous un patronage sûr et les honneurs dus à son mérite, en admettant Scarlatti à l’ordre portugais de Santiago (en 1738).
Mais en suivant Maria Bárbara en Espagne, le compositeur trouve alors ses principales sources d’ inspiration.
Auprès d’elle Scarlatti rompt totalement avec son passé obscur de compositeur lyrique. Ses œuvres « de jeunesse » restent les Essercizi (1738) indices des brillantes sonates écrites avant 1750.
Elles annoncent la grande richesse poétique des suivantes (1752 -1 753) ainsi que les audaces des dernières sonates écrites de 1754 à sa mort. Scarlatti commence cet immense portique à plus de cinquante ans, et donnera l’essentiel de son génie à plus de 67 ans, réservant à son élève toujours autant de surprises et de plaisirs, même après plus de 400 sonates. Le musicologue américain Ralph Kirkpatrick, biographe de Scarlatti soutient que la vraie signification de ces sonates réside dans leur arrangement par paire. Ainsi, Scarlatti les aurait-il groupées selon une relation de complémentarité ou d’unité tonale (K. 460 K.461), également stylistique ou harmonique, mais aussi une volonté de contraste
(K.208, K.209).

Un immense portique

Les Essercizi, premières compositions audacieuses et abouties d’un homme de 53 ans, révèlent le vrai tempérament et les fondements du langage de Scarlatti. Chacun d’eux permet de résoudre un problème technique dont le fameux croisement des mains (K.25 K.2 7) mais la richesse de l’invention montre déjà en Scarlatti un professeur plus soucieux de style que de virtuosité. Rien n’y est ordinaire ou orthodoxe. Tout y est varié et si léger (K.1 K.9 K.14) !

La totalité des sonates qui suivra confirme les audaces d’un vocabulaire toujours plus étonnant et séduisant. Scarlatti rompt avec la tradition de l’écriture pour orgue, beaucoup trop compacte, en brisant les lignes du contrepoint. Dans sa manière unique d’effleurer les courbes mélodiques d’ornements, indissociables cependant de la texture musicale, il sacrifie à l’hédonisme ambiant au XVIIIe siècle, mais cherche également l’émotion. Tout mouvement conjoint finit par s’ouvrir et bondir en grands sauts. Les notes répétées peuvent se transformer en mélodie et la courbe mélodique se rétracter à son tour. Les dissonances se résolvent en consonances, lesquelles s’enrichissent d’altérations, de notes voisines, par des procédés inattendus. Le majeur devient mineur et inversement.
La rigidité de la forme binaire à reprises, à laquelle s’en tient Scarlatti disparaît sous une avalanche de surprises tant mélodiques que rythmiques des Essercizi à la dernière de ces sonates (K 1 à K 555),
Scarlatti en fera une forme ouverte essentiellement monothématique, la deuxième partie étant toujours une sorte d’extension inventive de la première.
Tout l’édifice tient comme une voûte romane, par les tensions et les conflits qui finissent par créer son équilibre et sa solidité.
Scarlatti y excelle dans l’art de séduire dans l’imaginaire et l’ indicible en ne cachant pas son goût des contrastes. Le mouvement, intrinsèque aux rythmes chorégraphiques ou insufflé au discours musical,
les ornements, la virtuosité, tout procède d’une prodigalité cherchant néanmoins à émouvoir par de subtiles sensations propres à désespérer une âme commune.

(à suivre…CD2)

Catherine Michaud-Pradeilles