Musique sacrée à la cour de Saxe

ENGLISH VERSION

Musique sacrée à la cour de Saxe
Programme

Jan Disma Zelenka  –  Neuf répons pour le Vendredi Saint.
Jean Sebastien Bach – Messe brève en la majeur BWV 234


Dans les feux du baroque

Au cœur du XVIIIe siècle, une Allemagne de villes et de principautés éparpillées lutte pour son équilibre et son identité. La France, pays de la raison sert déjà de référence. En réalité baragouiner français et singer Versailles n’offre qu’un étroit pis aller. Cette Allemagne désarmée tourbillonne au seuil du Siècle des Lumières, entre mimétisme et revendication, raison et démesure, scepticisme et foi, libertinage et  dévotion. Dans ce foisonnement, Jean Sébastien Bach et Jan Dismas Zelenka participent chacun à leur manière, au combat pour la stabilité.

Bach signe le 5 mai 1723 un contrat avec le Conseil de la ville de Leipzig, bastion de la foi luthérienne et devient ainsi kantor de l’église Saint-Thomas et director musices de la cité. De son côté, Zelenka est nommé en 1729, Directeur de la musique religieuse d’un prince catholique, l’électeur de Saxe. Dès lors, sur la même toile de fond et malgré leur admiration réciproque, leurs routes musicales ne pourraient se croiser.

Les fastes du catholicisme

A Dresde, si ses sujets sont protestants, l’Electeur Auguste II le Fort est catholique converti. Sensible à l’art baroque, il transforme sa ville en une fastueuse résidence royale, baptisée « la Florence de l’Elbe ».

A son arrivée à Dresde en 1710, comme contrebassiste de la Chapelle, Jan Dimas Zelenka, échappe donc à la conquête générale de l’identité germanique et à l’emprise religieuse de Luther. Dresde est une ville d’art, un îlot italianisant dont on vante partout l’orchestre et la splendeur de son opéra

Si les premiers éclats de son nouveau discours religieux voisin de l’opéra lui appartiennent (dans ses messes notamment), Zelenka préfère renouer, pour ses Responsoria pro hebdomada sancta. Avec l’esprit tridentin et s’en remettre au stile antico de la polyphonie, emprunté à la Renaissance en général et à Palestrina en particulier.

Zelenka renonce donc à la musique décorative quand il compose ces Répons pour la semaine sainte de l’année 1723.

Responsoria pro Hebdomada Sancta

La liturgie du Triduum pascal (les jeudi, vendredi et samedi de la semaine sainte) se compose de trois offices nocturnes par jour. Chaque nocturne comporte trois lectures chantées suivies chacune d’un répons. Il existe donc, pour les trois jours, vingt sept répons répartis à raison de neuf par jour.

Traditionnellement un répons se découpe de la manière suivante : un corps de texte suivi d’un verset généralement à voix seule, suivi de la reprise ou « réclame » reprenant le corps du texte en son milieu.

Répons du vendredi saint

Leur texte en latin se rapporte à l’arrestation du Christ, à son supplice, à sa mort sur la croix et se termine par une déploration compatissante sur son abandon.

Premier nocturne : Omnes amici mei (tous mes amis) ; Velum templi scissum es (le voile du temple se déchira) ; Vinea mea alecta (ma vigne élue).

Deuxième nocturne : Tamquam ad latronem (comme pour un brigand); Tenabrae factae sunt  (les ténèbres se firent); Animam meam dilectam (mon âme bien-aimée, je l’ai livrée) ;

Troisième nocturne : Tradiderunt me (ils m’ont livré); Jesum tradidit impius (Jésus a été trahi par un impie) ; Caligaverunt oculi mei (mes yeux se sont voilés).

Profondément pieux, Zelenka s’attache au texte liturgique, avec la ferme intention d’asservir la musique aux mots. Se faisant, il s’inscrit dans l’univers polyphonique du motet, régi par les lois du contrepoint et où l’intelligence garde le contrôle de l’expression, aussi dramatique soit-elle.

Ainsi, le texte est découpé en séquences rendues sensibles par l’alternance de l’écriture en imitation et de l’écriture verticale mais aussi, pour chacune d’elles par un nouveau matériel mélodique. Suivant la tradition, Zelenka confie le corps du texte au chœur et réserve les versets aux solistes. Mais cela peut être l’inverse. D’essence plus ardente ces versets, de solistes abandonnent alors le syllabisme pour de plus amples et extatiques vocalises. Ces griseries étoffées de chromatisme, émaillent d’italianisme un discours qui laisse deviner par ailleurs ses sources grégoriennes.

Un accompagnement instrumental confié à l’orgue, doublé d’une basse d’archet (et éventuellement d’un théorbe) écrit « colla parte » double donc les voix et les suit note à note.

Les cibles de Luther

Partie à la reconquête de sa puissance économique, mais à grand renfort de préceptes moraux, Leipzig, place sa nostalgie d’unité sous l’autorité de l’église. A son arrivée, Bach s’engage donc dans tous les domaines de la musique excepté l’opéra. Il s’y engage en homme de foi et en souscrivant pleinement aux articles du dogme luthérien. Ce dernier modifie la nature de la messe catholique et universelle, qui ne s’ordonne plus autour du sacrifice eucharistique et peut ainsi revêtir une grande diversité de modalités d’organisation.

A Leipzig, elle mêlait motets, chorals, lectures et cantates aux prières de l’Ordinaire de la messe chantées par l’assemblée des fidèles : Kyrie, Gloria en latin (ou en allemand Allein Gott), Credo en Allemand, Wir glauben all an einen Gott, Sanctus.

Pour quel fêtes solennelles, Bach a eu l’occasion de composer des messes mêlant les voix et les instruments.

A Leipzig il élabore cinq cycles de Kirchenmusiken dont quatre missae (BWV 233 à 236) en langue latine. Luther en effet, très pragmatique estime qu’il est bon de chanter en latin « aux grandes fêtes ». A Leipzig ville universitaire la langue latine avait été conservée de toute façon aux offices. Il est probable que les quatre missae (constituées du Kyrie et du Gloria) aient été composée entre 1735 et 1744.

Missa en la majeur,  BWV 234.

Kyrie ; Gloria – Domine Deus – Qui tollis peccata mundi – Quoniam tu solus – Cum Sancto spiritu.

Ecrite pour la fête de Nöel, probablement en  1738 puis redonnée ensuite plusieurs fois, jusqu’en 1748, cette missa réutilise à l’exception du Kyrie, quelques fragments des cantates BWV 67, 79, 136 et 179 antérieures à sa composition. Mais devant l’ampleur de sa tâche, qui ne lui laisse aucun répit, Bach fut souvent contraint de trouver quelque solution pour gagner du temps.

L’effectif réunit trois solistes (soprano, alto, et basse), un chœur et un ensemble instrumental composé de deux flûtes, cordes et continuo (orgue et basse à cordes). La destination de cette œuvre explique certainement le choix des flûtes, instruments de la tendresse chez Bach.

Kyrie eleison. Voix et instruments se répondent interrompus par une ritournelle instrumentale  de style concertant. Au centre, (Christe Eleison) les voix entrent en imitation et défilent sur une pédale d’orgue très sombre. Le retour au Kyrie Eleison, est une fugue dialoguée entre vois et instruments.

Gloria. Courte louange collective fuguée interrompue par l’adagio de l’Et in terra pax accompagné à la flûte. Le retour de la fugue sur Laudamus te inaugure, l’enchaînement de trois parties (adoramuste, glorificamus te, gratias agimus tibi) utilisant alternativement le matériel thématique de la fugue ou de l’adagio.

Domine deus. Air de basse en trio, introduit par le violon dont la mélodie parcourue d’un intervalle de quinte descendante, sous tend le discours vocal, très sobre et méditatif.

Qui tollis peccata mundi. Air de soprano introduit par les flûtes et les cordes où la voix et les instruments disposent d’une totale indépendance mélodique.

Quoniam tu salus. Air d’alto sur un thème plus énergique.

Cum sanctus spiritu. L’introduction très lente, ne dure que trois mesures, suivies aussitôt par une fugue de style concertant dont l’écriture plus ornée, requiert le vocabulaire habituel de vocalises, trilles, etc.

L’Amen très solennel réunit toutes les voix.

Bach se pose une fois encore en grand architecte. Il est vrai qu’il juxtapose les épisodes, en scindant le Gloria en cinq séquences qu’il différencie en permanence. Dans un équilibre savamment dosé alternent mouvements rapides et lents. Se suivent chœurs polyphoniques fugués et arias de solistes de style concertant. Bach accroche spontanément à sa musique quelques symboles convenus du figuralisme baroque. Mais les procédés de construction priment au nom de la ligne thématique intouchable, même si broderies et vocalises distendent les mots.  Tout se passe comme si Bach avait voulu substituer au désordre engendré par le tiraillement des mots, l’ordre absolu de la symétrie. Le climat intime renforcé par le choix des tonalités, les louanges, tout respire la foi et la jubilation personnelle du luthérien devant la promesse de rédemption. La petite « sinfonia » d’ouverture et les ritournelles instrumentales placés entre les strophes des airs, spéculent sur le plaisir mais par les mots qui précèdent et par ceux qui suivent Bach les a intronisés au sein de la conscience. Ils ne peuvent rompre ni l’harmonie, ni l’équilibre de cette œuvre de paix.

Ainsi l’un, Bach en épousant son siècle comble ici les vides d’une religion sans images à l’aide de codes dont tout un peuple possède les clés. L’émotion conduit toujours au sens des mots.

L’autre, Zelenka arrive à respecter un message liturgique tout en plaçant la liturgie sous le fluide charnel de la musique. Et pourtant, n’ont-ils pas pris tous deux le parti de la piété et de l’équilibre ?



ENGLISH VERSION

Sacred music at the Saxony Court

Program :

Jan Disma Zelenka – 9 Responsoria pro Hebdomada Sancta

Johann Sebastian Bach –  Missa brevis in A major BWV 234


In the lights of baroque art

During the 18th century, a Germany of scattered cities and principalities struggles for its balance and identity. France, while being the country of reason, serves as a reference. But to talk broken French and to imitate Versailles are just only better than nothing.

Reality is, that this unarmed Germany swirls on the threshold of the Age of Enlightenment, between mimicry and demands, reason and excess, scepticism and faith, libertinism and devotion. In this proliferation, Jean Sébastien Bach and Jan Dismas Zelenka each participate in their own way, in the fight for stability. Bach signed a contract on May 5, 1723 with the City Council of Leipzig, a bastion of the Lutheran faith, and thus became Kantor of the Church of St. Thomas and director of the city’s music. For his part, Zelenka was appointed in 1729, Director of Religious Music for a Catholic prince, the Elector of Saxony. Therefore, against the same backdrop and despite their mutual admiration, their musical paths could not cross.

The splendours of Catholicism

In Dresden, his subjects are Protestants, but the Elector Augustus II the Strong is a Catholic convert., sensitive to baroque art. So, he transforms his city into a sumptuous royal residence, called « the Florence of the Elbe ».

When he arrives in Dresden in 1710, Jan Dimas Zelenka as Chapel bassist, therefore, escapes to the general conquest of Germanic identity and to the religious ascendancy of Luther. Dresden is a city of art, an Italian island. Its orchestra and the splendor of its opera are praised everywhere.

The first brightness of a new religious discourse related to opera belong to  Zelenka. (particularly in his masses). But for his Responsoria pro Hebdomada Sancta, he prefers to renew with the Tridentine spirit and to rely on the antico style of the polyphony, borrowed from the Renaissance, in general, and from Palestrina in particular. So, Zelenka gives up decorative music when he composes these Responses for the Holy Week, in 1723.

Responsoria pro Hebdomada Sancta

The liturgy of the Paschal Triduum (Thursday, Friday and Saturday of Holy Week) consists of three nocturnal services a day. Each nocturnal has three sung readings, each followed by a respons. So, there are, for the three days, twenty-seven responses distributed at the rate of nine a day. Traditionally, a response is divided as that: a text, followed by a verse generally in a single voice, then by the repetition or « réclame” which repeats only the half of the text.

Répons for the Holy Friday

Their Latin text relates the Christ’s arrest, his torture, his death on the cross and ends with a compassionate lamentation over his abandonment.

  • First nocturnal: Omnes amici mei (all my friends); Velum temple scissum es (the veil of the temple was torn); Vinea meaalecta (my chosen vine).
  • Second nocturnal: Tamquam ad latronem (as for a brigand); Tenabrae factae sunt (darkness fell); Animam meam dilectam (my beloved soul, I have delivered it);
  • Third nocturnal: Tradiderunt me (they delivered me); Jesum tradidit impius (Jesus was betrayed by an ungodly); Caligaverunt oculi mei (my eyes are cloudy).

Zelenka is very pious, so he accords a very big importance  to the liturgical text, with the real intention of subjugating music to words. By doing that, he fits in the polyphonic universe of the motet governed by the laws of counterpoint. In a motet, the intelligence retains control of the expression, as dramatic as it is.

Thus, the text is divided into sequences made sensitive by the alternation of imitation writing and vertical writing as well as by a new melodic material. According to tradition, Zelenka entrusts principal text to the choir and reserves the verses for the soloists. But he can do the opposite. These more ardent versets abandon the syllabism for fuller and ecstatic vocalizations. These chromatics heady pleasures punctuate of italianisma music which not hide its Gregorian sources. An instrumental accompaniment given to the organ, doubled by a bow bass (and possibly a theorbo) written « colla parte » therefore doubles the voices and follows them note by note.

Luther’s targets

Going to the reconquest of its economic power, but with great reinforcement of moral precepts, Leipzig, places its nostalgia for unity under the authority of the church. On arrival, Bach therefore became involved in all areas of music except opera. He engages as a man of faith and subscribing to all the articles of Lutheran dogma. This one changes the nature of the Catholic and universal Mass, which is not anymore organized around the Eucharistic sacrifice and can thus take on a great diversity.

In Leipzig, mass mixed motets, choral readings and cantatas with the prayers of the ordinary mass sung by the assembly of the faithful: Kyrie,Gloria in Latin (or in German Allein Gott), Credo in Latin (or in German, Wir glauben all an einen Gott), Sanctus.

Bach composedfor some solemn feats Masses mixing voices and instruments. In Leipzig he produced five cycles of Kirchenmusiken including four masses (BWV 233 to 236) in Latin. Luther, in fact, very pragmatic, believes that it is good to sing in Latin « at the feast days”. The university city, of Leipzig kept the Latin language in the offices anyway. Probably, the four masses (consisting of Kyrie and Gloria) were composed between 1735 and 1744.

Missa in A major, BWV 234.

Kyrie.
Gloria : Domine Deus – Qui tollis peccata mundi – Quoniam tu solus – Cum Sancto spiritu – Amen.

Written for Christmas celebrations, probably in 1738 and then performed several times, until 1748, this masse reuses, with the exception of Kyrie, some fragments of the cantatas BWV 67, 79, 136 and 179 prior to its composition. The magnitude of Bach’s work, which left him no respite, forced him to find some solution to save time.

The workforce brings together three soloists (soprano, viola, and bass), a choir and an instrumental ensemble of two flutes, strings and continuo (organ and bow bass). The destination of this work certainly explains the choice of flutes, instruments of tenderness in Bach’s mind.

Kyrie eleison. Voices and instruments respond to each other interrupted by an instrumental ritornello always in concertante style. Christe eleison. The voices enter in imitation style and defile over a very dark organ pedal. Kyrie eleison. Fugue where the voices dialogue with the instruments.

Gloria. Short fugue, a collective praise interrupted by the adagio of the Et in terra pax, accompanied on the flute. The return of the fugue to Laudamuste inaugurates the three parts sequence (adoramuste, glorificamuste, gratias agimustibi) alternately using the thematic material of the fugue or this of the adagio.

Domine deus. Trio bass aria, introduced by the violin whose melody traversed by an interval of descending fifth, underlies the vocal discourse, very sober and meditative.

Qui tollis peccata mundi. Soprano aria introduced by the flutes and strings where the voice and the instruments have total melodic independence.

Quoniam tu salus.Alto aria on a more energetic theme.

Cum sanctus spiritu.The very slow introduction, lasts only three bars.It is immediately followed by a concertante-style fugue. Its more ornate writing requires the usual vocabulary of vocalizations, trills, etc. The solemn and vertical Amen unites all voices.

Bach once again land him as a great architect. He juxtaposes the episodes, dividing the Gloria into five sequences that he constantly differentiates. In a erudite moderate balance, alternate rapid and slow movements, polyphonic choirs and concertante style arias for soloist. Spontaneously Bach attaches to his music some agreed symbols of baroque figuralism. But the construction procedure takes precedence on untouchable thematic line. The words adapt to the music, but sometime distended by vocalizations and embroidery. Bach  wanted to substitute for the disorder generated by mistreated words, the absolute order of symmetry and of a very strict curve. The intimate atmosphere reinforced by the choice of tones, the praises, everything breathes the faith and the personal jubilation of the Lutheran in front of the promise of redemption. The small opening « sinfonia » and the instrumental ritornellos placed between the stanzas of the arias, speculate on the pleasure. But by the words preceding and by those following Bach enthroned them into the bosom of consciousness. They cannot upset the harmony or the balance of this work of peace.

Thus one, Bach by marrying his century fills the gaps of a religion without images using  codes which a whole people have  the keys. The emotion always divulges the meaning of words.

The other, Zelenka, while placing the liturgy under the carnal fluid of music, whoever respects a liturgical message. And however, haven’t they both taken side with piety and balance?